Mains posées sur ses genoux pour contrôler un tic de nervosité, Pepper-Ann observait tantôt le son interlocuteur, tantôt le dossier qu’il tenait entre ses mains comme s’il tenait sa propre vie. Et ce n’était pas vraiment un euphémisme. Ce dossier, c’était tout son parcours. « Bien. Votre curriculum vitae est irréprochable, Miss Rosevelt et je ne regrette pas de vous avoir débauché de chez Fashion. Néanmoins, vous n’avez pas répondu à la question la plus importante de toute. ». En proie à un moment de stress, craignant sans doute que le poste de commerciale ne lui passe sous le nez, Pepper-Ann se redressa en resserrant un peu plus la pression de ses mains sur ses rotules et fit un effort pour contrôler le son de sa voix. « Et quelle est-elle ? ». Elle crut apercevoir une lueur d’amusement passer dans son regard bleu métallique, il lui sourit et posa une question à laquelle Pepper-Ann n’était pas très habituée pour un entretien d’embauche : « Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous vraiment ? Pourquoi avez-vous quitté la Californie pour vos études ? N’allez pas croire que je suis amateur de ragots, je mets simplement un point d’honneur à connaître mes employés de sorte à ce qu’ils ne craignent jamais de mettre mes pieds dans ce bureau si besoin. C’est le genre d’homme que je suis. ». La californienne sourit à son tour de manière plus réservée, acquiesça d’un signe de tête et fronça légèrement les sourcils ; elle n’était pas particulièrement douée pour parler d’elle. « Eh bien, comme vous le savez, je suis née à Santa Barbara… » commença-t-elle, peu assurée. Le Directeur fit un mouvement de sa main pour l’inciter à développer et Pepper-Ann su alors que c’était un test. Un test pour lui prouver qu’elle savait vendre un produit. Car aujourd’hui, le produit, c’était elle. Son regard se fit plus lointain au fur et à mesure qu’elle fouillait dans ses souvenirs. « Ma naissance n’était pas planifiée. Mes parents étaient relativement jeunes. Mon père passait son concours pour devenir pompier et ma mère entrait tout juste à l’université où elle était censée devenir avocate ou comptable. D’un côté comme de l’autre, sa grossesse a été mal perçue mais ils ont su prouver leurs capacités à élever un enfant. Malgré les difficultés financières, je n’ai jamais manqué de rien et il m’apparaissait évident que, pour les remercier de leurs sacrifices, je me devais d’être quelqu’un de bien, une bonne élève... » commença-t-elle avant que son grain de voix ne s’assombrisse. « J’avais 18 ans quand mon père est mort dans l’incendie d’un immeuble et je n’ai plus supporté de vivre à Santa Barbara, de passer chaque jour devant le bâtiment où il a perdu la vie… ». Troublée, elle trouva tout de même la force de lui sourire avant de poursuivre. « Alors, dès que j’en ai eu l’occasion, je suis partie vivre à New York pour mes études de commerce. J’ai pu effectuer un semestre à Paris, puis un en Italie et c’est comme ça que j’ai pris le goût du voyage… ». Sans trop entrer dans les détails de sa vie personnelle qui ne regardait qu’elle, Pepper-Ann lui conta son expérience à l’étranger et la raison pour laquelle l’entreprise Fashion ne correspondait pas à ses ambitions professionnelles. « Voilà. C’est ce que je suis… » conclut-elle en haussant les épaules. Les traits de son visage d’ange semblait encore éprouvé par certains passages de son récit – notamment le décès de son père - mais elle n’en paraissait pas moins déterminée. Alors, sans plus de cérémonie, le Directeur se leva, lui tendit la main et conclut l’entretien. « Miss Rosevelt, bienvenue chez Levi Strauss & Co… »

Le glas retentit. Il est midi passé dans le cimetière de Santa Barbara et il règne une ambiance d’échos et de larmes dans la dernière demeure des soldats tombés pour leur pays. Tous sont venus rendre un dernier hommage à Rebecca Rosevelt, assassinée quelques jours plus tôt dans son coffee shop d’une balle en plein cœur. Il pleut. Une pluie battante qui s’abat sur les stèles en marbre et transperce sans répit les personnes endeuillées qui forment une haie d’honneur pendant que le cercueil avance vers sa dernière demeure. Un trou béant dans lequel se trouve déjà un autre cercueil. Celui de son défunt mari. Parmi les personnes, quelques pompiers vêtus de leurs uniformes. Le crépitement de la pluie semble redoubler alors que les dernières notes d’une mélodie funèbre s’envole vers le ciel bâché. C’est à son tour à présent. Pepper-Ann est vêtue d’une robe noire, trempée jusqu’à la moelle et la mine défaite. L’orpheline de 29 ans sent tous les regards braqués sur elle et la pression monte en plus de la tristesse du moment. Lentement, elle se fraye un chemin parmi la foule, tête haute, évitant soigneusement les regards abattus des personnes présentes. Certains la connaissent depuis toute petite... Elle se penche, prend une poignée de terre qu’elle fait lentement glisser entre ses doigts sur le cercueil en chêne. Elle s’en veut d’avoir ainsi coupé les ponts, d’avoir perdu autant de temps éloignée de sa mère pour des broutilles. Alors Pepper-Ann va rester... Même si Santa Barbara la répugne – encore plus aujourd’hui – elle est bien décidée à poser ses valises ici et à honorer le souhait de sa mère de la voir un jour reprendre sa petite échoppe. Mais sans doute que tout ceci n’est qu’une excuse pour retrouver l’auteur du crime ?